Les scénarios du groupe de la Bussière (2025)
En 2004, le ministère de l’Agriculture, de l’Alimentation, de la Pêche, et des Affaires Rurales, le Centre National pour l’Aménagement des Structures des Exploitations Agricoles, et le ministère de l’Ecologie et du développement Durable lancent conjointement une démarche d’analyse prospective sur les relations entre agriculture et environnement, mobilisant un groupe de travail intitulé « groupe de la Bussière ». Exercice de réflexion sans visée prescriptive ou opérationnelle, la démarche vise à fournir des images à long terme, repères utiles pour mettre en perspective les débats actuels sur le sujet. Si l’horizon de la réflexion est clairement l’Europe, sa déclinaison s’est limitée à la France, objet plus facilement appréhensible à plusieurs égards.
1. Scénario 1 : « La France des filières, l’environnement agro-efficace ».
En 2025, la compétitivité économique s’est accrue au sein de l’Union Européenne. La France a confirmé son rang de leader agro-industriel en Europe. L’agriculture est fortement intégrée dans un système agro-alimentaire dont les normes s’imposent aux producteurs.
La demande environnementale s’exprime via les organisations de consommateurs, préoccupés par une garantie de sécurité sanitaire et alimentaire. La régulation publique fournit un cadre très général concentré sur les ressources en eau. La régulation environnementale répond ainsi à une demande portant plutôt sur la qualité des produits et la préservation des ressources.
Les règlements et programmes d’intervention sont définis en concertation entre les pouvoirs publics et les acteurs économiques. Il faut résoudre les problèmes sans remettre en cause les gains de productivité. Il s’en suit une adaptation essentiellement technologique des problèmes environnementaux, axée sur une prise en charge des flux de polluants, pour répondre aux normes. Ainsi, seuls certains segments de la demande environnementale sont pris en charge sur la base d’une exigence de moyens plus que de résultats. Les contributions positives de l’agriculture en termes de paysage et de biodiversité ne viennent que lorsque les produits agricoles portés par les filières peuvent valoriser une image environnementale.
Dans le même temps, les pressions sur l’espace s’accroissent. On voit se développer des agroparcs pour répondre aux besoins récréatifs portés par des urbains. Ainsi, on s’oriente plutôt vers la constitution de petites « réserves » (zones Natura 2030) perdues dans un océan de médiocrité environnementale, dans lequel les espaces agricoles multifonctionnels se raréfient. Il peut en découler des conflits latents, portés par les « perdants » de ce scénario : les environnementalistes - voire les distributeurs d’eau - qui exigent mieux qu’un environnement « aux normes ».
2. Scénario 2 : « L’agriculture duale, une partition environnementale ».
En 2025, la séparation entre agriculture productive et agriculture générant des impacts environnementaux positifs (agriculture multifonctionnelle), est totale et assumée dans l’espace européen, pour conserver les deux « modèles ». La France, en tant que grand pays agricole européen à la croisée des « modèles », reflète pleinement cette dichotomie. Mais la coexistence de ces deux types d’agriculture ne se fait pas spontanément. Elle repose sur des politiques publiques et des réseaux d’acteurs qui gèrent un partage du territoire, fruit d’un compromis politique européen qui s’impose aux territoires via une approche sectorielle des thèmes et des territoires.
Dans les zones productives, des objectifs minimaux en matière d’environnement et de sécurité sanitaire sont définis. On retrouve dans les zones productives des pratiques essentiellement fondées sur une gestion des flux optimisée, mais sous contrainte de productivité. Les pressions sur l’espace agricole (successions de cultures, zones tampon...) sont fortes.
Dans les zones « douces », les aides favorisent des systèmes souscrivant au respect de conditions « structurelles » (présence de surfaces de compensation écologique, diversité de rotations, promotion d’élevage herbager, bilan azoté contraignant...). L’accent est mis sur le maintien d’espaces multifonctionnels et sur une maîtrise d’ensemble du niveau de production (et donc des flux d’intrants).
Les résultats environnementaux reflètent cette dualité. Les zones productives connaissent une nette dégradation en termes de pollutions (nutriments et produits phytosanitaires) et de présence d’habitats semi-naturels. Dans la « France douce », l’amélioration d’ensemble est notable. Des pratiques de gestion environnementale fine, nécessitant un savoir-faire que les exigences structurelles ne peuvent intégrer, peuvent néanmoins être perdues localement.
3. Le scénario 3, « l’Europe des régions, un patchwork aux résultats environnementaux contrastés ».
Au caractère centralisé et interventionniste du deuxième scénario a été mis en regard une approche davantage subsidiaire. Ainsi, dans le scénario 3, « l’Europe des régions, un patchwork aux résultats environnementaux contrastés », l’Europe des régions est devenue une réalité en 2025. L’agriculture est désormais un secteur économique « normalisé », dans le sens où sa régulation cesse d’être déterminée par une politique agricole commune qui « impose » beaucoup de ses règles aux territoires. La rencontre entre une offre de produits et une demande diversifiées se fait sans le truchement des Organisations Communes de Marchés. Les produits des régions se confrontent sur le marché européen. Dans un contexte de concurrence entre territoires accrue, chacun s’emploie à faire valoir ses avantages compétitifs, en s’organisant au niveau régional.
L’Europe intervient dans ce scénario en offrant un cadre d’action procédural et des financements en matière de développement agricole et de prise en compte de l’environnement.
Les territoires sont les lieux où se négocient et s’élaborent autant de modèles agricoles, intégrant de manière accrue des considérants environnementaux. Les projets locaux de gestion environnementale sont élaborés en concertation avec l’ensemble des parties prenantes - professionnelles, associatives et politiques. Des objectifs environnementaux adaptés aux demandes locales ainsi que des moyens d’intervention locaux sont définis dans le cadre de projets territoriaux. Les collectivités territoriales et les Parcs Naturels Régionaux en premier lieu, jouent un rôle central dans ce schéma à la fois en tant qu’arbitre et que financeur.
La diversité des territoires renvoie à celle des modèles construits et des performances environnementales qui en découlent. Trois facteurs conditionnent l’état de l’environnement que l’on peut escompter : la manière dont la demande locale environnementale s’exprime - thèmes portés, qualité et poids des acteurs - ; les caractéristiques propres des systèmes agraires régionaux (plutôt agressifs ou amicaux pour l’environnement) et la nature du patrimoine environnemental (« banal » ou remarquable). Contrairement aux scénarios précédents, il n’y a pas de mode d’action unique en termes de gestion d’espaces multifonctionnels (de leur destruction à leur « co-production » par l’agriculture) ; les modalités de gestion des flux sont extrêmement variables, depuis une simple annonce d’obligation de moyens peu contraignants (mais rares dans une situation où l’évaluation locale est devenue la règle) à une prise en charge volontaire des flux.
Dans ce scénario, l’état de l’environnement s’inscrit dans un gradient allant de réels succès agri-environnementaux (combinaison d’une demande environnementale forte et de qualité, de systèmes agraires dans un environnement préservé) à une absence de prise en charge effective (absence de demande environnementale, systèmes agraires agressifs dans un environnement déjà dégradé).
4. Le scénario 4 : « Une agriculture "Haute performance environnementale" ».
En 2025, les attentes environnementales sont au cœur des demandes de la société européenne. Elles constituent de ce fait un moteur économique fondamental, l’ensemble des activités étant orienté de manière à répondre à cette attente qui se traduit aussi en termes de marchés de produits et de services. L’intégration des normes environnementales dans le comportement des consommateurs restructure le fonctionnement économique et politique de l’Europe.
Dans ce contexte, l’agriculture fait figure de secteur particulièrement emblématique, dans lequel cette intégration se traduit en termes concrets. Un modèle d’agriculture, dit « agriculture Haute Performance Environnementale » est défini. Il s’appuie sur la base de l’agriculture biologique, dont il fait évoluer les termes techniques - en conservant néanmoins le non recours à des produits de traitement phytosanitaire - et économiques pour en faire un modèle de portée européenne. Ce modèle est défendu et implique un protectionnisme sanitaire et environnemental assumé.
L’agriculture HPE s’impose comme le modèle permettant de trouver un équilibre durable entre les considérations économiques, sociales et environnementales. La « haute performance environnementale » est complétée par des interventions plus ciblées, au-delà de ce que l’agriculture HPE peut spontanément fournir (par exemple, gestion écologique d’habitats remarquables). Cette mutation profonde passe nécessairement par un « contrat » social et politique particulièrement fort, comparable à celui qui prévalut à la mise en place de la PAC dans les années 1960. Les nombreux conflits qui apparaissent localement ne remettent pas en cause la dynamique d’un modèle qui s’emploie à faire ses preuves.
Sur un plan technique, la prise en compte de l’environnement repose sur une intégration de la gestion des flux, des espaces multifonctionnels (et en premier lieu ceux qui remplissent une fonction dans le maintien durable des ressources naturelles : reproduction de la fertilité et lutte contre les ravageurs) et des variétés domestiques. Cette intégration se décline au niveau de chaque exploitation agricole, en tenant compte des diversités de situations agronomique et socio-économique. Elle nécessite une forte intensité en main d’œuvre, tant en termes quantitatif que qualitatif, au regard des savoir-faire mobilisés.
L’état environnemental qui résulte de cette intégration technique entre économie et environnement correspond à une évolution très significative de l’état des paysages, de la biodiversité sur l’ensemble des territoires. Les espaces agricoles gagnent en fonctionnalité écologique, et permettant une restauration des espèces communes et remarquables qui en dépendent, même si le maintien d’une activité agricole plus dense sur tout le territoire peut ne pas convenir à toutes les espèces. La situation des ressources et des risques naturels s’améliore, notamment du fait de l’abandon des phytosanitaires. La répartition plus homogène des productions conduit à une moindre consommation d’énergie.
Si ce premier scénario peut être jugé comme particulièrement plausible au regard des déterminants économiques à l’œuvre aujourd’hui, il repose sur une hypothèse d’acceptation des atteintes environnementales de la part de la société civile et des pouvoirs publics qui est loin d’être acquise. Ainsi, une manière de gérer cette tension entre recherche de productivité et environnement fonde le deuxième scénario : « l’agriculture duale : une partition environnementale ». Au caractère centralisé et interventionniste du deuxième scénario a été mis en regard une approche davantage subsidiaire : « L’Europe des régions, un patchwork aux résultats environnementaux contrastés ». Au delà de leurs différences, les trois scénarios précédents ont comme caractère commun de considérer l’environnement essentiellement comme une contrainte pour l’agriculture. Face à ce constat, est apparue la nécessité de penser une rupture positive dans l’articulation de l’agriculture et de l’environnement, qui fonde le scénario 4 : « Une agriculture "Haute performance environnementale" ». Il est cependant d’usage dans les exercices de prospective de faire valoir que la réalité sera une combinaison des scénarios présentés ; la réalité apportant son lot de continuité, de surprise, et de rupture.